Le pilotage par les résultats, un point du projet qui peut fragiliser le collectif, facteur de protection

Ci-dessous un extrait du rapport d’expertise réalisé par 3E Consultants à la demande du CHSCT Pôle Emploi Lorraine et présenté aux élus en février 2013.

« Le pilotage par les résultats, un point du projet qui peut fragiliser le collectif, facteur de protection

Comme on l’a vu plus haut, le projet s’appuiera donc sur le modèle de la performance qui s’exprime par un pilotage par les résultats. Jusqu’à présent, les conseillers disposaient d’indicateurs de moyens pour se situer dans leur travail (nombre d’entretiens physiques mensuels réalisés…).

Ils auront désormais des indicateurs de résultats permettant de mesurer l’efficacité des reclassements. Les agences vont pouvoir être évaluées au travers d’indicateurs comme le taux de reprise à l’emploi ou taux de DUE (déclaration unique d’embauche). Il s’agit de mesurer sur le nombre de placements des DE qui deviennent possibles aujourd’hui.

Si jusque-là, la transmission systématique du NIR (Numéro d’inscription au registre national) était interdite sauf cas exceptionnel de contrôle, un décret modifiant l’article R 1221-17 du code du travail datant de juillet 2012 ajoute le NIR de la personne embauchée aux informations issues de chaque DPAE (Déclaration préalable à l’embauche) que l’URSSAF est tenue de transmettre systématiquement à Pôle Emploi. Ce NIR permet à Pôle Emploi d’intégrer aux dossiers des demandeurs d’emploi les déclarations préalables à l’embauche qui les concernent.

À partir de là, il devient possible de calculer le pourcentage de demandeurs d’emploi qui reprennent un emploi sur une période donnée par rapport à l’ensemble des DE.

Jusqu’en juillet 2012, la mesure du taux de reprise était floue au plan local. Or, elle devient désormais possible et précise aujourd’hui. Pôle Emploi est en mesure de savoir combien de demandeurs d’emploi font l’objet d’une déclaration d’embauche en temps réel au sein de chaque portefeuille. Cela signifie que la comparaison mensuelle de la performance en termes de reprise d’emploi est possible, ce qui fait redouter à certains une comparaison des résultats et une mise en concurrence au niveau individuel, de l’équipe ou des agences.

« On va être mesuré et donc on va être mis en concurrence »

« Les agences risquent d’être mises en concurrence les unes avec les autres…on n’aura pas tout le même taux de placement, car ce sera en fonction du type de portefeuille, en fonction des DE, et des secteurs d’activité »

« Il y a une peur d’être jugé sur un taux de placement, avec derrière la peur d’une pression pour faire du chiffre. »

Même si dans le discours de la Direction, il s’agit « de voir comment on améliore la situation par agence et de mesurer la capacité d’une agence à faire mieux en fonction de son environnement », il sera ensuite possible de comparer les agences entre elles. D’après la direction, cette comparaison se fera uniquement au niveau des agences. Cette mise en concurrence peut s’apparenter à une forme
de « benchmark » des agences Pôle Emploi. Cette mise en concurrence peut mettre l’ensemble du système sous tension avec la crainte pour certains conseillers de passer plus de temps sur les indicateurs qu’avec les demandeurs d’emploi et d’une accélération du rythme de travail et d’un éclatement du collectif, avec des impacts catastrophiques sur les troubles psychosociaux au regard des autres facteurs de risques déjà intenses.

Pour qu’un collectif existe, il est important que ses membres partagent des valeurs et construisent ensemble des règles de métiers. Il est nécessaire que ces personnes se connaissent entre elles, avec les différences, les compétences spécifiques de l’un ou l’autre et qu’elles se fassent confiance dans la réalisation de l’activité. Le collectif de travail ainsi constitué assure alors des fonctions de soutien, de reconnaissance, de construction de règles communes réduisant les incertitudes et participe pour l’individu à la définition de son identité professionnelle. Par ces fonctions, le collectif de travail est un facteur important de protection de la santé
physique et surtout mentale.

Si le collectif est mis en avant comme ressource indispensable au travail, un facteur important de protection des risques psychosociaux, le pilotage par les résultats pourrait le fragiliser en mettant en place une telle gestion. C’est bien ce que démontre Vincent de Gaulejac dans la mesure où dans ce système, « chacun doit continuellement se dépasser pour faire mieux […] que les autres qui deviennent alors des concurrents. Le culte de la performance introduit dans le monde du travail une concurrence permanente qui met l’ensemble des salariés dans une exigence de toujours plus. Le travail ne consiste plus à réaliser une tâche prédéfinie en temps et en heures, mais à réaliser des performances. »

D’ailleurs, à ce sujet une jurisprudence établit un lien entre ce mode de gestion des performances et le danger qu’il induit pour la santé des salariés. Le TGI de Lyon a effectivement reconnu la dangerosité d’un tel système de gestion des performances. Selon ce tribunal, « il résulte de l’article L. 4121-1 du code du travail que l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, qu’il doit prévenir le risque et non intervenir a posteriori ». En outre, « il est de jurisprudence constante que l’obligation de sécurité qui repose sur l’employeur est une obligation de résultat ».

Pour les magistrats du TGI, « l’employeur n’avait pas respecté l’obligation de résultat qui pèse sur lui », car « en instaurant comme mode d’organisation du travail le benchmark, il avait gravement compromis la santé de ses salariés, comme cela lui avait été indiqué régulièrement et par plusieurs instances ». Or, « les mesures mises en place par l’entreprise (à savoir un observatoire des risques psychosociaux, un numéro vert, un « plan d’action qualité du travail »), étaient largement insuffisantes pour répondre à la problématique du benchmark comme l’avaient noté les médecins du travail dans leur rapport ». En effet, ces mesures ne visaient pas à supprimer le risque à la source, mais à intervenir a posteriori une fois que le risque est révélé « 

Expertise CHSCT – Projet important : Effets sur les conditions de travail induits par la mise en œuvre des premières évolutions de l’entretien d’inscription et de
diagnostic et les nouvelles modalités de suivi et d’accompagnement des demandeurs d’emploi. 28 février 2013 réalisée par 3E Consultants pour le CHSCT Pôle Emploi Lorraine (pages 86 à 88)

À quelques jours de la désignation d’un nouveau CHSCT, il nous paraît important de saluer le travail effectué depuis deux ans par l’ensemble des élus depuis novembre 2012- Personne ne peut contester que les trois élus CGT y ont pris une grande part –

Le rapport dont un extrait est publié ci-dessus – unique en France – est un point d’appui solide pour engager la responsabilité des directions suite aux conséquences nocives que ne manquera pas d’occasionner l’instauration prochaine du classement mensuel des équipes et des conseillers.

Le « pilotage par les résultats » contre la conscience professionnelle des conseillers

Le pilotage par les taux mensuels de sortie vers l’emploi « durable » revient à pénaliser la conscience professionnelle des conseillers. Pourquoi ?

Les emplois précaires, inintéressants et mal payés sont plus faciles à trouver que les emplois stables, intéressants et bien payés.

Jusque là, tout le monde suit ?

Or du point de vue du pilotage par les taux de sortie vers l’emploi « durable » un emploi précaire (un CDD de 6 mois est considéré comme « durable »), inintéressant et mal payé VAUT AUTANT qu’un emploi stable, intéressant, et bien payé. Ce qui est à l’opposé du point de vue d’une personne à la recherche d’un emploi.

Autrement dit, entrer dans la logique du pilotage par les taux de sortie vers l’emploi « durable » implique de FAIRE ABSTRACTION du point de vue de la personne à la recherche d’un emploi.

Le conseiller qui, par conscience professionnelle, continuera à prendre en compte le point de vue de la personne à la recherche d’un emploi – préférer un emploi stable, intéressant et bien payé à un emploi, précaire, intéressant et mal payé – se pénalisera donc lui-même en acceptant la baisse de son taux de sortie vers l’emploi « durable ».

En résumé, le conseiller a deux options :

1) obtenir un bon taux mensuel en oubliant le point de vue de la personne privée d’emploi

2) tenir compte du point de vue de la personne privée d’emploi et être le dernier (de son équipe, de son agence, etc.)

Ce genre de dilemme peut rendre fou. Littéralement.

Nous devons réagir collectivement pour empêcher ça.