Plusieurs voies s’élèvent contre une réforme, d’apparence technique, visant à transférer la collecte des cotisations Agirc-Arrco vers les Urssaf.
Assiste-t-on à un hold-up de l’Etat sur les retraites complémentaires ? Depuis plusieurs jours, des politiques, syndicalistes, ou personnalités du monde de l’entreprise s’inquiètent d’un projet du gouvernement visant, selon eux, à faire main basse sur les 90 milliards de pensions (et 70 milliards de réserves) versées chaque année par l’Agirc-Arrco aux salariés du privé. Un système de retraite par points gérés par les seuls partenaires sociaux (syndicats et patronat), à la différence du régime de base par annuités, piloté par la caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav).
«Il y avait un truc qui marchait bien, c’était la retraite complémentaire Agirc-Arrco, expliquait ainsi la cheffe d’entreprise Sophie de Menton sur Sud Radio fin octobre. Ça marchait très bien, c’était privé. Eh bien l’Etat l’a récupéré. C’est-à-dire que c’était privé et que ça devient public. […] Le gouvernement a voulu un transfert du recouvrement des cotisations des retraites complémentaires de tous les salariés du privé, c’est une étatisation du système social. Et pourquoi il fait ça ? Eh bien parce que c’est un argent dont il peut avoir besoin. Et moi, ça m’inquiète énormément qu’un Etat puisse se servir de l’argent des retraites.»
Dans une tribune publiée dans le JDD le 29 octobre, une dizaine de parlementaires, de droite comme de gauche, s’inquiètent eux aussi d’une telle réforme : «Le transfert voulu par le Gouvernement du recouvrement des cotisations Agirc-Arrco aux Urssaf – soit celles des retraites complémentaires de tous les salariés du privé – est un nouveau pas vers l’étatisation de la protection sociale. En prenant la main sur 90 milliards d’euros de cotisations de l’Agirc-Arrco, l’Etat se donne les moyens de s’accaparer le patrimoine de plus de 50 millions de Français et 2 millions d’entreprises. Il fait ainsi le choix de la facilité face au déficit persistant des comptes sociaux, en démantelant et en se servant de fait dans les caisses d’un régime pourtant bien géré.»
Transfert remis en cause puis rétabli par amendement
Pour rappel, les cotisations salariales et patronales qui financent les retraites complémentaires sont aujourd’hui collectées par des «groupes de protection sociale», sous la houlette de l’Agirc-Arrco. Or en 2019, dans le cadre de la réforme des retraites – gelée depuis – qui prévoyait de fusionner les différents régimes (de base et complémentaires) au sein d’un seul système par points, le projet de loi de finances de la sécurité sociales (PLFSS) 2020 avait acté le transfert de la collecte ces cotisations vers les Urssaf, déjà chargées de récupérer les cotisations du régime général. Avec une mise en œuvre du nouveau système au 1er janvier 2022, accompagnée d’un possible report à deux reprises.
Repoussé une première fois, l’année dernière, au 1er janvier 2023, ce transfert a été remis en cause dans son principe même il y a quelques jours par les parlementaires, lors du débat en commission sur le PLFSS 2023. Le gouvernement l’a alors rétabli par voie d’amendement, adopté le 25 octobre, avant une adoption de l’ensemble du texte via le 49.3. Seule concession accordée par l’exécutif : un second report de ce transfert au 1er janvier 2024.
Cette réforme va-t-elle pour autant conduire l’Etat à mettre la main sur les retraites complémentaires et ses 90 milliards de cotisations annuelles ? Dans l’exposé des motifs de l’amendement déposé par gouvernement, celui-ci se veut rassurant. Après avoir expliqué que ce nouveau sursis vise, notamment, «à prioriser la réforme des retraites [report de l’âge légal, ndlr] dans le cadre des discussions engagées avec les partenaires sociaux et éviter qu’aucun autre sujet, même déconnecté, n’interfère avec les concertations en cours», l’exécutif assure que «la loi rappelle que le transfert du recouvrement des cotisations aux Urssaf n’affecte nullement les compétences de l’Agirc-Arrco en matière de gestion des droits des salariés au titre des retraites complémentaires.» Autrement dit, la réforme n’a que pour objectif de simplifier les démarches des entreprises, en rassemblant la collecte des différentes cotisations au sein d’un même organisme. L’argent collecté au titre des retraites complémentaires étant ensuite reversé à l’Agirc-Arrco.
Intentions cachées
Pas de quoi convaincre Brigitte Pisa, la vice-présidente CFDT de l’Agirc-Arcco : «La mesure prévue dans le PLFSS 2020 avait une logique à l’époque, quand il s’agissait de créer un régime unique. Mais aujourd’hui, avec l’abandon du projet, ça n’a plus de sens.» Et de s’inquiéter de l’avenir même des régimes complémentaires. «Sur un plan technique, il y a de gros risques que les Urssaf fassent des erreurs, car ils ne maîtrisent pas notre système qui abrite, pour 25% des entreprises, soit 9 millions de salariés, des taux dérogatoires au taux légal. Ils ne sont pas outillés pour faire ce que l’on a mis dix ans à mettre en place.» Mais le plus inquiétant pour elle résiderait dans les intentions cachées du gouvernement : «L’objectif, à terme, est de nous prendre notre argent. Car à partir du moment où l’on ne maîtrise plus nos ressources, que l’on devient un simple attributaire des Urssaf, sans savoir exactement combien ont été collectés, on perdra notre autonomie. On sera seulement chargés de gérer une enveloppe financière qui nous sera allouée.» Avec comme perspective le maintien d’«un paritarisme de façade», où les partenaires sociaux ne décideraient plus vraiment des orientations des régimes complémentaires, c’est-à-dire des taux de cotisations et du niveau des pensions.
Une inquiétude partagée par le patronat. Par le Medef et, dans une moindre mesure, par la CPME, qui regroupe les petites et moyennes entreprises. «On peut légitimement s’interroger sur l’efficacité du système actuel de collecte par rapport aux Urssaf, concède Eric Chauvée, vice-président de l’organisation patronale. Mais quoi qu’il en soit, le transfert ne peut pas se faire pour l’instant. Les Urssaf, c’est une boîte noire, non certifiée par la Cour des comptes, où l’on sait ce qui rentre mais pas ce qui sort». Et de rejoindre, sur le fond, les craintes de la CFDT : «La haute fonction publique n’a pas renoncé à intégrer les retraites complémentaires du privé à un système global de retraites, donc c’est vrai que sans assurance claire, législative, sur notre autonomie, on peut effectivement être inquiets.»
Bref, si les propos alarmistes comme ceux tenus par Sophie de Menton peuvent paraître exagérés, l’Etat n’ayant pas «récupéré» les retraites complémentaires, ni s’est «servi de l’argent des retraites», il existe bien une réelle inquiétude, du côté des gestionnaires des régimes complémentaires, sur leur autonomie à moyen terme.
(Source: Libération).